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Lépreux, cordiers et Caquins.

Vincent de Beauvais, Miroir historial, XIVe Siècle. BNF.
Vincent de Beauvais, Miroir historial, XIVe Siècle. BNF.

Introduction

Ainsi me voilà donc le rejeton d’une « race à part »… Condamnés à vivre retirés du…

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Ainsi me voilà donc le rejeton d’une « race à part »…

Condamnés à vivre retirés du monde

« Il y avait autre fois en Bretagne plusieurs familles infectées de la lèpre, on les nomme aujourd’hui vulgairement caquins. La facilité avec laquelle une maladie si contagieuse pouvait se communiquer obligea les ducs de Bretagne à faire plusieurs règlements pour les séparer des autres hommes. 

Il leur est fait défense de se mêler d’aucun commerce que le fil de chanvre et d’exercer aucun métier que de cordier ». 

Aveu de la seigneurie des Régaires de Saint Brieuc, de l’évêque au roi, 1690, détail.
Aveu de la seigneurie des Régaires de Saint Brieuc, de l’évêque au roi, 1690, détail.

Condamnés à vivre « retirés de la société civile en des lieux particuliers pour leurs habitations, ils se retirèrent en conséquence de ces ordonnances. Telle est l’origine des caquineries de Bretagne. En France ce n’était pas la même chose, les lépreux se retiraient dans les lieux qu’on appelait léproseries qui étaient des espèces d’hôpitaux ».

Sans discernement, nombre d’individus atteints de maladies de peau souvent bégnines mais spectaculaires connaissent le même sort…

Au XVIIIe siècle la lèpre est éradiquée, du moins en Europe. Lointains descendants des premiers lépreux, les cordiers inspirent toujours la crainte et le mépris.

Peu à peu, les choses évoluent, du moins chez les esprits les plus éclairés. Le Parlement de Bretagne légifère et accorde aux cordiers le droit d’inhumer leurs poches au cimetière paroissial.

La mesure provoque émeutes et violences là « où le peuple est assez grossier pour s’opposer avec tumulte à leurs sépultures dans les églises ou dans les cimetières communs, parce qu’ils sont issus des anciens lépreux ».

Émotions rustiques et populaires

Le mercredi 26 décembre 1691, trois hommes et deux femmes de méchante humeur font irruption dans le cimetière de Plérin. Pierre Caillet, Louise Thomas et sa fille, les dénommés Domguy et Quémar interrompent « avec scandale » l’inhumation du cordier Mathurin Havet.

Sans égards pour le recteur encore moins pour les proches, ils menacent, exigent que le corps soit inhumé au « lieu accoutumé » puisqu’ils ont « cimetières séparés des autres ». Sans doute a-t-on appelé quelque autorité à la rescousse, les « forcenés », mâchoires et poings serrés, tournent les talons.

La nuit venue, des ombres s’affairent autour de la sépulture, macabre besogne, déterrent le corps et « le jette dans le grand chemin ». Au petit matin de bonnes âmes recueillent la dépouille, aussitôt remise en terre dans l’église paroissiale, sage précaution sur avis du procureur fiscal. 

Le lendemain, vendredi 28 décembre, « à l’issue de la messe paroissiale, sans respect du Saint Sacrement qui était exposé et lorsque le recteur de ladite paroisse donnait la communion à quelques personnes », Caillet et ses complices piochent, creusent, déterrent une seconde fois le cadavre « du lieu où il avait été mis dans le bas de l’église et le portent avec scandale dans le chemin de la vallée ».

L’église de Plérin et la croix « carolingienne » à l’entrée du bourg.
L’église de Plérin, la croix celtique à l’entrée du bourg.

… et le cordier retrouve sa place dans le sanctuaire.

Deux jours plus tard à la sortie de la messe dominicale, Pierre Caillet exhorte la foule, « excite le peuple à déterrer ledit Havet ». Charismatique probablement, Caillet est entendu.

Le soir même, une trentaine de femmes et d’hommes tous « adhérents et complices, enfoncent une des portes de ladite église nommée la porte Saint Yves avec des barres de fer et autres instruments ». Lestée de son sinistre trophée, la horde quitte la place « accompagnant sa marche de coups de fusils et de pistolets ».

Des « émotions populaires » en tout point semblables parcourent le diocèse, de Saint Brieuc à Maroué, d’Erquy à Pléneuf, à Planguenoual…

Les foudres de la Justice

La justice royale ne tarde pas à se mettre en marche, appréhende, juge et condamne les meneurs. 

« Ordonné qu’ils soient pris par l’exécuteur criminel et ensuite fatigués d’un fouet de corde sur l’épaule trois jours de marché dudit Saint Brieuc au carrefour et lieux accoutumés, bannis et exilés de ladite paroisse de Plérin et de l’étendue de la juridiction royale avec défense de s’y trouver à peine de la vie ». 

À l’heure de la sentence tous ont déguerpi mais qu’importe, « n’y pouvant être appréhendés leur effigie sera attachée à la potence sur le pilori », à l’ombre de la cathédrale.

 Les autres, convaincus « de participation aux violences commises sur le cadavre de Mathurin Havet, s’acquitteront d’une amende solidaire de cent livres, de trente livres aux réparations de l’église et de vingt livres pour prier dieu et dire messe pour le repos de l’âme dudit défunt ».

Certains iront croupir quelques temps, un bon mois dans les geôles de la ville. 

Les complaisants membres du général de paroisse [1],  sont  quant à eux « condamnés à vingt livres d’amende chacun. Le trésorier de la paroisse à cent livres pour avoir levé une contribution destinée à payer les amendes infligées aux auteurs des violences contre le corps de Mathurin Havet ».

   Comment expliquer cette brutalité, ces déchainements répétés de femmes et d’hommes « qu’on nous décrit si souvent indifférents devant la dégradation de leur cimetière, qui laissent leurs bestiaux y paître, leurs enfants y jouer, leurs jeunes gens s’y aimer, leur foin y fermenter, sont les mêmes qui risquent leur vie (…) pour qu’on n’y enterre pas un chrétien, un catholique comme eux, mais dont six ou huit générations plus tôt un ancêtre était lépreux » ? [2]

C’est qu’entre le mépris et la crainte s’est immiscée la jalousie.

Les cordiers font des envieux

Le sort des cordiers n’est pas particulièrement enviable, juridiquement ils restent des lépreux. Mais globalement leur condition matérielle est loin d’être mauvaise et en rien misérable.

Contraints de vivre exclusivement du « métier de cordage », cette spécialisation forcée sert finalement leurs intérêts, leur assurant le monopole d’une production rémunératrice. Par ailleurs, ces « gens infâmes » sont pour la plupart pleinement propriétaires des maisons, terres et bâtiments de leur « portion de corderie, des biens possédés de père en fils depuis des temps immémoriaux ».

L’ancienne caquinerie du quartier Saint-Denis, Ploermel (Morbihan)
L’ancienne caquinerie du quartier Saint-Denis, Ploermel (Morbihan)

Heureuses conséquences de leur statut particulierexemptions d’impôts ou contributions dérisoires crispent les honorables paroissiens, ceux-ci étant au minimum quinze fois plus imposés.

Réintégration définitive

La fin du XVIIIème siècle marque une évolution positive de leur statut social, certains cordiers étant même qualifiés d’« honorables gens ». 

« Un certain nombre de jeunes gens de nos meilleures familles n’ont pas cru déroger en épousant des garçons ou des filles de caquins. Il est vrai que ces derniers ayant toujours été laborieux et économes, se trouvèrent à la tête de fortunes respectables, couvrant ainsi l’indignité originelle de leur race ».

 La Révolution en fait des citoyens à part entière, les caquins se fondent tout doucement dans l’anonymat et la population. Non sans quelques étonnantes résistances de ci de là : « jusqu’au début des années 1960, à Saint Renan près de Brest, les villageois évitaient de fréquenter les habitants du village de Quillimerien, pour la plupart descendants de cordiers » …

Sources 

Aveu du 21 novembre 1690 de Monseigneur Louis Marcel de Coëtlogon, évêque de Saint-Brieuc, au roi Louis XIV. Archives départementales des Côtes d’Armor : 1 G 149.

Arrêt rendu par le Parlement de Bretagne, 14 janvier 1694. Archives départementales des Côtes d’Armor : 20 G 322.              

« Mémoire sur les Caquins ou Cordiers demeurant dans plusieurs paroisses du duché de Penthièvre ». Archives départementales des Côtes d’Armor : 1 G 149.

Aveu du 14 avril 1779 de Hélène Sevestre veuve de Pierre Rouault à Monseigneur de Bellecize, évêque et seigneur de Saint Brieuc. Archives départementales des Côtes d’Armor. 1 G 149.

« Caquins et caquineries dans l’ancien diocèse de Saint Brieuc », http://eric.havel.free.fr/caquins/caquins.htm

« L’histoire d’un trait de mentalité. Les caquins de Bretagne ». A. Croix. Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest. 1979, pp.553-564.

« Les lépreux et les kakouz de Quillimerien en Saint Renan, histoires et réalités, rumeurs et préjugés ». Gérard Cissé. Musée de Saint Renan.

Illustrations

Aveu de la seigneurie de l’évêché au roi, 1690. Archives départementales des Côtes d’Armor : 1 G 149.

Bourg de Plérin et la croix « carolingienne ». « Dom Jean Leuduger, fondateur de la Congrégation des Filles du Saint-Esprit ». A. du Bois de la Villerabel. Imp. Prud’homme, 1924.

Chapelle Saint-Denis, Ploermel (Morbihan). « La léproserie et l’hôpital d’en-bas ». Ouest-France, 8 juillet 2012.https://www.ouest-france.fr/bretagne/ploermel-56800/la-leproserie-et-lhopital-den-bas-1225142

Notes


[1] Assemblée élue chargée de la gestion des biens et des intérêts de la paroisse et des paroissiens.

[2] « L’histoire d’un trait de mentalité. Les caquins de Bretagne ». A. Croix. Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest. 1979, pp.553-564.

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