Hiver 1901.
Petit bout de femme connue dans le pays pour son exubérance espiègle, Clémentine irradie de bonheur. Les sœurs Gauthier occupées ce-jour-là à parfaire ses « vêtements de noces » s’en souviennent encore. « Elle était aimable avec nous et disait qu’elle était heureuse d’épouser Jean Marie Bretagne, que c’est un mari comme celui-là qu’il lui fallait ».
Deux mois plus tard, en proie à d’inexplicables crises, le jeune époux rend l’âme après une effroyable agonie.
Le terroir
Ercé-en-Lamée devrait son nom à un obscur Hirpicus, opulent propriétaire gallo-romain et plus sûrement à sa situation géographique au nord de la Mée, « Territoire du milieu », cerné par la Loire, la Vilaine et le Semnon.
Ancienne frontière naturelle séparant les territoires des tribus gauloises armoricaines Redones au nord et Namnètes au sud, le Semnon marque aujourd’hui la limite administrative entre les communes de Tresboeuf et d’Ercé-en-Lamée.
Le mauvais goût de la soupe
Mardi 21 janvier 1902.
Le souper terminé Jean-Marie s’installe près du foyer, reprend son ouvrage, fend l’osier qu’il réserve pour ses bannetons. Et bientôt se plaint « d’avoir mal aux côtés », s’effondre « tout à coup sur la tête sans connaissance ». Son épouse affolée hurle aux secours. Les voisins accourent sur le champ et trouvent là « Jean-Marie comme mort, étendu sur le sol ».
Jean-Baptiste Gicquel, le fils Julien, le père Judais improvisent les premiers soins, l’allongent sur son lit, chauffent « une tournette à galettes enveloppée dans un linge et l’appliquent sur ses pieds ». Jean-Marie reprend connaissance, ouvre un oeil pris de vomissements.
– « Comment cela m’a-t-il pris Clémentine ?
– Tu étais à fendre ton osier et tu es tombé d’un coup… » [1]
Une heure plus tard, nouvelle crise : on se décide à chercher le médecin. Le Dr Chatel trouve à son arrivée vers vingt-deux heures « un malade assoupi, venant de vomir, la crise étant passée. Hébété, il répondait à peine, tourné du côté du mur, la lumière semblant le gêner. La figure pâle, les yeux cernés, il se plaignait de la tête et de la gorge et d’envies de vomir ».
Le médecin prescrit du bromure de potassium mais sans conviction. Les symptômes sont peu communs et à vrai dire inexplicables. « Une indigestion suite aux excès de la veille », possiblement. Le diagnostic du père Gicquel est nettement plus assuré : « Jamais je n’ai vu de pareille maladie »…
Mercredi 22 janvier.
Nouvelle visite du médecin vers huit heures du matin. Jean-Marie est toujours alité. Pas de nouvelle crise, ni de vomissements mais se plaint du mauvais goût de la soupe. À son chevet, les proches, les amis, les voisins, d’autres encore poussés par la curiosité.
« Cette maladie ne suit pas une marche normale… »
Jeudi 23 janvier.
Jean-Marie va mieux, beaucoup mieux et retourne travailler aux champs.
Vendredi 24 janvier.
En fin de matinée, le jeune homme rend visite à sa mère. Pas bien loin, Julienne Brard réside à un jet de pierre du domicile du jeune ménage. Jean-Marie s’assoie près du feu bien faible tout à coup, décline toute nourriture même le bol de cidre que sa mère lui propose. Prémices d’une nouvelle crise puis perte de connaissance.
Comme elle le peut, Julienne retient son fils sur sa chaise, ah ! il est bien lourd, le voisinage accoure. Le Dr Chatel rappelé à nouveau se trouve bien démuni.
Jean-Marie passe la nuit chez sa mère et son beau-père François Gaigeard. Leur fille Rosalie raccompagne Clémentine chez elle, accourue au chevet de son époux. Le comportement de sa belle-sœur « qui ne semble pas inquiète » la trouble quand même un peu.
Samedi 25 janvier.
Les voisins ramènent Jean-Marie chez lui, il fait peine à voir, on le couche dans son lit. Les crises se succèdent chaque fois plus intenses. Le médecin est rappelé une troisième fois. Le cou gonflé, la gorge griffée, Jean-Marie se plaint de sensations de brûlure et de strangulation. Le Dr Chatel voyant « que la maladie ne suit pas une marche normale », propose de soumettre ce cas spécial à son éminent confrère officiant à Bain-de Bretagne.
Crises d’angoisses ? Probablement.
Dimanche 26 janvier. François Brands, docteur en médecine, au chevet du malade.
Selon ses proches, Jean-Marie « ne semble pas plus mal » mais respire difficilement. Et se plaint de plus en plus de la gorge avec toujours cette sensation « d’une boule qui remonte et l’étouffe ». Crises d’angoisses respiratoires donc…
Le Dr Brands craint que le malade succombe un œdème de la glotte, suite à une ulcération du larynx. Préconise des fumigations répétées de vapeur d’eau de guimauve, gargarismes, potion au benzoate de soude et cataplasmes de graines de lin au-devant de la trachée.
Les médecins se concertent, évoquent un éventuel empoisonnement. « L’absence de taches suspectes sur la peau comme dans les cas habituels » les détournent finalement de l’hypothèse.
Assurément, le malade souffre d’une laryngite aigue « avec attribution des crises à l’hystéro-épilepsie ». En d’autres termes, « une alternance de crises d’épilepsie authentique et de crises d’aspect névropathique ». En clair, Jean-Marie est mal en point.
« J’ai été empoisonné … »
Lundi 27 janvier.
Nombreuses visites. « La maison était pleine » diront plusieurs témoins. Le matin, Jean-Marie « a meilleure mine mais se plaint toujours de la gorge » et un moment lucide, déclare : « il me semble que j’ai été empoisonné … »
Perte de connaissance dans l’après-midi après de violentes crises. Respiration difficile, « se heurte la tête contre les côtés du lit, remonte les draps sur sa figure puis les rejette ». Crise sur crises jusqu’au décès à vingt-deux heures. « Jean-Marie a beaucoup souffert pour mourir ».
Les premiers soupçons
Au lendemain du décès, les langues se lâchent.
Reçu ce jour-là par Maître Lepennetier, François Gaigeard, second époux de Julienne Brard et beau-père de Jean-Marie, profite de la compassion du notaire familial pour livrer le fond de sa pensée, celle d’un possible empoisonnement.
Quant à Constant Hallais, cultivateur au village du Pin proche de la Mennerie, son opinion est déjà toute faite.
Depuis ce vendredi 24 janvier où il surprit une drôle de paroissienne ramassant des racines de pinpins, « une plante sauvage dont on se sert à la campagne en décoction pour soigner les plaies des bestiaux. Quand ils en mangent, ils en crèvent promptement ».
Accablant témoignage
Ce jour-là « passant dans mon pré, j’aperçu près du ruisseau une femme accroupie paraissant se livrer à un travail dont je ne me rendais pas compte. Cela m’intrigua et je me rendis près d’elle. Elle arrachait quelque chose qu’elle déposait en petits tas sur le bord du ruisseau, elle se lavait aussitôt les mains ».
Hallais s’approche de la femme, un œil suspicieux sur l’étrange récolte : des racines de pinpins « en grande quantité ».
Constant reconnait maintenant sa voisine, la femme Bretagne, Clémentine Perrin.
– « Qu’est-ce que vous faites là ? »
Elle sursaute.
– « Que voulez-vous faire de cela ?
– Rien ».
La jeune femme lui tourne le dos et poursuit son ouvrage.
Constant en vient à évoquer le triste sort du malheureux époux. Évasive, Clémentine lui répond : « il souffre beaucoup… »
Et la jeune femme s’en va laissant là une partie des racines, l’autre dans son tablier replié.
Depuis lors, la « clameur publique » ne cesse de s’amplifier, arrive aux oreilles des médecins Brands et Chatel. « Les bruits couraient sur un empoisonnement et nous nous sommes expliqués les crises que nous ne comprenions pas ».
La machine judiciaire à marche forcée
Le 14 février, le Maréchal des logis Morel et le gendarme Henry passant dans le secteur sont « informés par la clameur publique que la nommée Perrin est soupçonné d’avoir empoisonné son mari, le nommé Jean-Marie Bretagne. Nous nous sommes livrés à une enquête (…) elle n’a pas voulu répondre à nos questions. En conséquence nous avons donné avis de cet évènement à Monsieur le juge de paix du canton de Bain ».
Lequel juge adresse illico un télégramme au procureur du tribunal de première instance de Redon :
« Après renseignements pris par gendarmerie de Bain. Une nommée Clémentine Perrin femme Bretagne aurait empoisonné son mari. Descente de parquet urgente. Voulez-vous faire garder à vue ou arrêter l’inculpée par gendarmerie de Bain ? ».
Dans la journée le procureur de la République confirme l’inculpation pour « empoisonnement du nommé Bretagne à l’aide de breuvages de cigüe ». Et dans la foulée « requiert que le juge d’instruction se transporte sur les lieux, accompagné d’un médecin légiste et ordonne toutes expertises et mesures d’instruction utiles à la manifestation de la vérité »
Descente du Parquet au bourg d’Ercé
Samedi 15 février 1902. La scène a probablement drainé curieux et badauds : François Fanneau de Lahorie, juge d’instruction, procède à l’exhumation du corps de Jean-Marie Bretagne. Le docteur Gascon, médecin légiste, lui emboite le pas comme aussi Clémentine, entre les gendarmes Morel et Ménardais.
Faute de mieux, l’autopsie aura lieu dans la remise de l’hôtel Robert réquisitionnée pour l’occasion. Clémentine « manifeste son désir de ne pas y assister » après avoir confirmé l’identité du cadavre, le cœur bien acroché.
Le juge d’instruction déroule : « …et dire si la mort est criminelle ou naturelle, en déterminer la cause et comment elle s’est opérée… ».
En attendant les conclusions des experts (tout à leur macabre ouvrage), Clémentine s’en défend, « ceux qui disent que je l’ai empoisonné mentent ! Il n’y a pas de ménage plus heureux que nous l’étions et sa mort n’est pas ma faute ! ».
Les aveux
« Ces dénégations ne suffisent pas à détruire les soupçons que nous et le public avons contre vous ! ». L’insistance bourrue des gendarmes, la rudesse du juge « qui lui fait peur et qui a l’air trop brusque », Clémentine flanche et « se décide à entrer dans la voie des aveux ».
« Je reconnais avoir ramasser des pinpins et d’en avoir fait de la tisane. J’en ai cueilli à deux reprises, le mardi et le vendredi. J’ai donné une infusion de ciguë à mon mari pour l’empoisonner parce qu’il m’avait battue quatre fois.
Il ne me disait pas l’argent qu’il dépensait et la vie qu’il menait. Jamais il ne me racontait ses comptes. Je voulais rester seule. Il ne m’avait même pas payé mes vêtements de noces, j’ai été obligé d’en payer pour soixante-dix francs ».
Sur ce, les gendarmes Morel et Ménardais « conformément aux ordres de leurs chefs » procèdent à l’arrestation de l’inculpée. Et en route pour la gendarmerie de Bain, chambre de sureté. En attendant un transfert pour la Maison d’arrêt de Redon.
Entre les murs
Dimanche 16 février. Caserne de Bain puis gare de Messac sous bonne escorte. Transport en chemin de fer jusqu’à Redon.
Clémentine vêtue ce jour-là d’une pélerine noire, d’un jupon gris, d’une chemise blanche, d’une robe noire, d’un tablier bleu, de bas violets, sabots de bois aux pieds, passe les portes de la Maison d’arrêt.
Formalités d’entrée, examen anthropométrique et consignes habituelles.
« Enjoignons au gardien de ladite maison d’arrêt de la recevoir et retenir au dépôt jusqu’à nouvel ordre ».
Lire aussi :
- Clémentine Perrin, l’empoisonneuse d’Ércé-en-Lamée (2)
- Clémentine Perrin, l’empoisonneuse d’Ercé-en-Lamée (1)
- Lépreux, cordiers et Caquins.
- « Enfin, la vie est drôle… » Correspondances de prisonniers de guerre 1914-1918
Sources
Archives départementales d’Ille-et-Vilaine :
2 U 1321, dossier de procédure, Clémentine Perrin.
4 Y 15, Registre d’écrou, Maison d’arrêt de Redon.
Illustrations / Crédits photos
Une empoisonneuse plus célèbre encore, « La Jegado »… Album BD «Arsenic », O. Keraval et L. Monnerais. Sixto Éditions.https://bdhistoire.ille-et-vilaine.fr/13/assets/b-peec-0619-001_livretaidevisitebdh13_relecture.pdf
L’empoisonneuse d’Ercé-en-Lamée. La Dépêche bretonne, 16 aout 1902. Source : Gallica. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k4537617b
Cartes de Bretagne. Source : Gallica
Carte postales anciennes, Ercée-en-Lamée. Source : infobretagne.com http://www.infobretagne.com/erce-en-lamee.htm
Cadastre Ercée-en-Lamée, plan d’assemblage 1837. Archives départementales d’Ille-et-Vilaine : 3 P 5335/1.
Oenanthe safranée, Francini mycologie.https://www.francini-mycologie.fr/BOTANIQUE/Oenanthe_crocata.html
Racines d’Oenante safranée, les fameux pinpins… Forum Bretagne vivante.https://www.forum-bretagne-vivante.org/t13541-oenanthe-crocata
Le Petit Courrier de Bar-sur-Seine, 21 février 1902. Source : Gallica.https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k44632001
Registre d’écrou, Maison d’arrêt de Redon. Archives départementales d’Ille-et-Vilaine : 4 Y 15.
Gare de Messac (Ille-et-Vilaine). Source : Généanet.https://www.geneanet.org/cartes-postales/view/6026849#0
Gare de Redon (Ille-et-Vilaine). Source : Généanet. https://www.geneanet.org/cartes-postales/view/13188#0
Maison d’arrêt de Redon. Source : redon.maville.com. https://redon.maville.com/actu/actudet_-redon.-sur-le-jardin-du-petit-pesle-une-maison-d-arret-_loc-4762040_actu.Htm
Registre d’écrou, Maison d’arrêt de Redon. Archives départementales d’Ille-et-Vilaine : 4 Y 15.
[1] Les textes et dialogues entre guillemets sont extraits du dossier de procédure et fidèlement retranscrits. Archives départementales d’Ille-et-Vilaine : 2 U 1321.
Laisser un commentaire